Dernier cri
Dans un bureau bien rangé, vouloir retrouver sa tranquillité peut inciter à la mettre en danger... voire sérieusement en péril !
Ca avait été le cri de trop. Le cri qui avait simultanément fait déborder le vase et mis le feu aux poudres.
Je n'en pouvais plus de l'entendre piailler à longueur de journée. Ca faisait plusieurs semaines que ça durait. Depuis tôt le matin jusqu'à tard le soir.
Toujours à crier ! De sa voix sur-aigüe, trop haut perchée. Toujours à crier. Sur son conjoint, ses voisins (donc nous, mes collègues de bureau et moi) et surtout ses rejetons. Toujours à crier. Pour un oui, pour un non.
Alors ce jour-là, j'ai pris ma décision.
C'était au matin. Mon assistante était plongée dans un dossier. Comment pouvait-elle faire ? Dans l'atmosphère ouatée des premières heures de la journée (enfin, normalement), la voisine du dessus en faisait déjà des siennes et des tonnes. Surtout, elle m'empêchait de me concentrer sur la presse à force de brailler, et ça, c'était inacceptable. Déjà , le téléphone qui sonne dès en arrivant, j'exècre. Mais ça, non. Le démarrage en douceur est inscrit dans le préambule de ma constitution.
Donc je n'arrivais pas à entrer dans mon article et je retournais le problème dans ma tête. Je lui avais dit auparavant ce que je pensais de ses abus vocaux. Sans succès.
Il n'y avait pas trente six mille solutions. Il fallait que ça s'arrête.
Je travaille depuis quelques années déjà à la Mairie et je dois avouer que je connais un peu tout le monde dans les services. J'étais sûr de trouver un collègue compétent pour régler la question de façon définitive.
Mais la partie ne s'avéra pas si facile. Les services sociaux, débordés, me répondirent en riant qu'ils avaient des cas plus prioritaires. Le service conciliation me dit que cela prendrait vraiment beaucoup de temps. Le service sécurité des biens et personnes ne s'estima pas compétent, soudaine prise de conscience ! L'architecte me conseilla de demander au service bâtiments d'améliorer l'isolation phonique. Le service bâtiments me dit que l'architecte eût pu et du y penser avant.
Il fallait certainement taper plus haut.
Je tâtai le terrain de façon habile lors d'un dîner, auprès de relations au conseil municipal.
« Il n'y a rien à faire ».
« On ne peut pas. »
« "Ils" sont protégés ! »
J'ai compris que personne ne pouvait vraiment m'aider. Il fallait que je règle ça tout seul. A ma façon.
Ma décision était prise. J'allais faire ce qu'il fallait pour que ça cesse. Dès le lendemain.
Je savais que ce n'était pas trop légal. Je savais que c'était interdit.
J'hésitais sur la façon de m'y prendre. Je n'avais pas vraiment l'habitude, pas l'expérience du genre. Mais ça ne devait pas être bien difficile. Enfin, pas trop...
Il me fallait me procurer l'instrument de ma justice. J'avais demandé incidemment quelques conseils au chef de la garde urbaine, un ancien de la police. Mais j'étais pressé et je ne pouvais pas attendre l'aboutissement de démarches officielles. J'aurais bien voulu un revolver ou un pistolet, comme dans les films à la télé. Je ne savais pas encore vraiment comment m'en procurer un par des voies parallèles.
J'ai poussé les portes du Décathlon du coin. J'ai flâné entre les rayons, jetant un oeil distrait sur les maillots de bain, les ballons de foot ou les chaussures de running, histoire de brouiller les pistes. Mais rapidement, je me suis rapproché du rayon chasse. J'ai commencé à regarder les modèles, les calibres.
_ « Monsieur. »
J'ai sursauté.
« Est-ce que je peux vous être utile ? »
J'ai glissé au gars que je cherchais un fusil. Le plus gros qu'il ait. Pour du gibier de taille. En un coup.
Il a dit avec un petit sourire qu'il avait ce qu'il me fallait. Un bijou. Super-perfectionné. Très simple d'usage. A l'entendre. Il ne parlait pas très fort.
Cinq minutes plus tard, j'étais un peu gêné en faisant la queue à la caisse. Est-ce que je devais vraiment le faire ? Alors j'ai repensé à ce cri strident, ce cri qui gâche mes journées de labeur, pour retrouver ma détermination initiale.
Du coup, pour la première fois de ma vie, je suis sorti avec un canon, et la crosse qui va avec.
C'était pour le lendemain. J'allais le faire.
Au jour J, je me suis lavé, habillé, sustenté, froidement, méthodiquement, et j'ai marché jusqu'à la mairie, comme tous les matins. Insoupçonnable. Sauf que j'avais un sac à dos. Arrivé au bureau, j'ai posé mon sac, allumé mon ordinateur, récupéré un journal. Je l'ai ouvert. Et elle a gueulé. Une fois de plus. La dernière. Ces cris avaient décuplé ma détermination. Je déteste qu'on me réveille brusquement le matin. Ma collègue aussi, mais je crois qu'elle met des boules Quiès. Cependant les cris étaient tellement forts qu'ils l'ont également sortie de sa réflexion. Elle était exaspérée. Je lui ai fait un signe, faisant glisser mon index sur mon cou. Elle m'a encouragée de la tête et s'est replongée dans son dossier.
Je suis alors allé aux toilettes avec mon sac. J'en ai sorti des vêtements adéquats. Des vêtements qui ne craignent pas trop. Je ne voulais quand même pas y perdre ma chemise !
J'ai empoigné l'arme. Je l'ai chargée. J'y suis allé.
J'ai poussé la porte du haut. Je suis passé par la terrasse. Je cramponnais ma main sur la crosse. Je n'ai pas fait de bruit, moi. Elle était là où je l'attendais. Là où je l'entendais. Rapidement, je la plaçai dans mon champ visuel. Elle ne m'avait pas encore repéré. Elle se retourna soudain. Ca m'aura au moins évité de lui tirer lâchement dans le dos. Un instant, un court instant, son regard croisa le mien. Je lus la surprise, la peur, puis la révolte, désepérée. Elle se dirigea vers moi. J'avais levé mon arme. J'avais appuyé sur la gachette. La balle était partie. Boum. Dans le mille. Elle s'écroula par terre.
J'allais m'assurer de son décès quand son compagnon arriva sur les lieux.
Mince !
Je pensais qu'il était parti à cette heure-là ! Il comprit tout de suite ce qui venait de se passer et qu'il était en danger. Du coup, moi aussi.
Il avait une telle haine en lui, il se rua sur moi, poussé par le désespoir.
Je visai. Je tirai. Raté.
Cela décupla son énergie. Il visait ma tête. Je le repoussai avec le canon de mon fusil. Alors, à bout portant, je l'exécutai. Poussé par la détonation, son corps glissa dans le vide, s'écrasant quelques mètres plus bas, dans la cour intérieure, à l'arrière du bâtiment. Cette deuxième exécution n'était pas prévue au départ, mais c'était lui ou moi. Donc, autant que ce fût lui.
Ce n'est qu'à ce moment-là que j'ai remarqué leur progéniture. Face à ces yeux apeurés, désespérés, je fus pris d'un peu d'humanité. Un peu seulement, car le petit se mit à brailler. Je n'aime pas les cris, ça me casse les oreilles. Je fus alors pris de pitié. Seul, désormais orphelin, la jeune pousse était bien mal partie dans la vie. Autant abréger ses souffrances. Je le mis en joue. Il ne bougea pas. Je tirai. But !
Je pus enfin contempler mon oeuvre. Plus un cri, pas un son plus haut que l'autre. Le matin estival était rendu à sa quiétude originelle.
Pour tout oublier et retrouver ma vie paisible d'avant, il fallait cependant se débarrasser des corps. Je jetai la mère et son rejeton sur la terrasse devant mon bureau, à l'abri des indiscrétions. Cela entraina un bruit sourd. Deux fois. Je ressentis pourtant un noble sentiment en contribuant à rassembler cette petite famille.
J'allai chercher de grands sacs poubelles. C'était un peu juste pour le père, mais avec les morceaux rangés façon puzzle, ça passait. J'hésitai un moment, mais la mère et son petit eurent droit finalement à chacun leur sac. Je fermai avec le lien. Serrai fort. Double noeud. Boucle anglaise, pour le style.
Rougi par l'effort, je me décidai à aller me rafraîchir aux toilettes. Je balançai mon T-shirt dans la poubelle. Il semblait irrécupérable, et je ne voulais pas que tous mes collègues me voient avec.
Une fois débarrassé de ces globules étrangers, apaisé par le rythme régulier de cette eau virginale, je m'essuyai. Je remis ma chemise originelle. Alors je m'emparai du premier sac, et je descendis les escaliers, moins empruntés que l'ascenseur, et même déserts en cette heure matutinale. Je pointai le nez dans la rue, tranquille. Quel délice !
Mon plan était simple. Les éboueurs étaient passés pendant la nuit. Il y avait donc beaucoup de place dans le grand conteneur, qui ne serait vidé à nouveau que deux jours plus tard. J'ouvris le couvercle. Je soulevai le sac. Les tissus mous pesaient lourd. A la une, à la deux, à la trois. Le sac alla toucher le fond dans un grand bruit de plastique. Et un, et deux, et trois sacs, trois aller-retours. A chaque fois, je refermais le couvercle. Question de dignité et de discrétion.
Le dit-couvercle refermé pour la troisième et dernière fois, je regagnai mon bureau, soulagé d'en avoir fini. Je repris alors le cours normal de ma petite existence paisible, à nouveau.
C'est en me couchant, le soir, que ça m'a fait quelque chose. J'avais quand même ôté la vie... Bon, ils l'avaient bien cherché, c'est vrai. On n'a pas le droit de crier comme ça ! Mais, enfin, ça me posait question, même si un peu tardivement.
J'espérai surtout ne pas avoir tué mon sommeil par la même occasion.
Il se fit désirer, longtemps. Mais il finit par arriver, comme une délivrance.
Ce sommeil fut assez agité, paraît-il.
Le lendemain, à la mairie, c'est le silence qui m'a accueilli. Assourdissant. On n'entendait rien. Pas un bruit. Pas un cri.
C'était agréable, d'un côté. Sans bruit, je pouvais attaquer la page sports efficacement. Pourtant, l'absence de bruit allait m'empêcher de fouiller le classement de la régate de la veille.
Je me levai, me plongeant dans des occupations plus actives, moins ouvertes à la réflexion personnelle.
Le soir ressembla au précédent. Et malheureusement, le lendemain matin s'inspira de son prédécesseur. Aux questions existentielles, s'ajoutait la crainte, la peur.
Et la soirée venue, rentré à mon domicile, quitté par les préoccupations liées au boulot, c'était pire.
J'étais un hors-la-loi. Un desperado. Un dangereux individu. Un criminel. Si on me retrouvait. Si on remontait jusqu'à moi. Mais avec les nouvelles techniques de la police scientifique, c'était une question de jours, d'heures, de minutes...
Je me relevai. Je montai dans la voiture. Je gagnai la mairie. D'un coup de pass, je pénétrai le local poubelles où devait reposer depuis deux jours mon ex nouveau T-shirt rouge. Après deux ou trois essais infructueux, je retrouvai le bon sac. Je m'en emparai et le jetai sur le siège avant de ma voiture. Je fonçai vers une poubelle collective suffisamment éloignée de notre domicile pour m'en séparer. Ainsi le vêtement souillé ne voisinerait pas les sacs contenant les corps dans le conteneur ; ainsi le sang figé ne remonterait pas jusqu'à ses veines initiales.
Revenu chez moi, je pris une pelle, creusai un trou dans ma cour et y enterrai le fusil dans son sac à dos. Je repris une douche. Puis, je retournai enfin me coucher. Ma femme me lança un coup d'oeil étonné, mais sans plus. Je ne voulus pas en rajouter. Moins elle en savait, mieux cela valait pour elle. Et pour moi.
Je m'allongeai dans mon lit, dans le silence.
Pas moyen de dormir.
Et si quelqu'un m'avait vu ? Et si quelqu'un m'avait dénoncé ? Un collègue jaloux ? Mon assistante ?
C'en serait fini du silence. J'en serais réduit au bruit de la prison, à la cacophonie des cellules, à la promiscuité assourdissante avec les co-détenus.
Les secondes étaient longues. Extrêmement longues avant que les éboueurs n'entrent dans la rue avec leur camion. D'ordinaire, je les maudis, briseurs de l'harmonie de la nuit, me réveillant à 4 heures, à 6 heures... Mais là, j'avais hâte qu'ils viennent, qu'ils aient enfin emporté les corps du délit ! Dans leur tournée, ils arrivaient chez moi après avoir vidé la mairie de ses paquets encombrants !
Mais n'allaient-ils pas au contraire me perdre ? N'avaient-ils pas été alertés par l'odeur qui commençait à se développer ? Et s'ils n'étaient pas appelés à me condamner, alors peut-être cela devait-il échoir aux ouvriers du centre d'enfouissement ?
Les déchets allaient forcément être enterrés. Ils allaient donc être susceptibles d'être déterrés à chaque instant, d'autant que le compost doit être retourné régulièrement !
Je regrettais que cette pensée me soit venue, fixe, lancinante. Ou plutôt je me mordais les doigts de n'y avoir pas pensé plus tôt. J'aurais dû envisager ça avant ! Ou je n'aurais pas dû... Ou pas comme ça... Ou pas du tout...
Elle m'aura coûté cher cette tranquillité disparue ! A peine pense-t-on l'avoir assise qu'elle se fissure irrémédiablement...
Ah ! Si seulement elle avait été muette, cette mouette !