50 nuances de gris à la Mairie…
Révélation de la sulfureuse destinée d’une directrice de cabinet qui sait mobiliser les compétences. Toutes les compétences…
« _ Du changement, je veux du changement ! Je suis le nouveau maire après tout !
_ Vous ne le serez que vendredi, Monsieur le Maire, après la première réunion du nouveau conseil municipal...
_ Ne jouez pas sur les dates ! Je me suis fait élire sur une promesse de changement, alors il faut qu'on trouve quelque chose à changer ! Tout de suite !
_ Mais les budgets sont déjà votés, engagés, et on n'a pas de marge financière !
_ … et la législation sur la protection d'à peu près tout ne nous permet à peu près rien...
_ Il faut changer quelque chose ! Tenez, on va changer cette photocopieuse ! Débrouillez-vous pour m'en trouver une HQE ! Mieux, tiens, une électrique ! Qui ne pollue pas ! Ah, au premier jour du mandat, il faut déjà que je fasse tout moi-même... »
Gabrielle entendait mal l'échange qui s'étouffait derrière la grosse porte de son bureau. Elle ne l'écoutait pas. La pauvre, elle l'avait déjà senti dans son cou, le souffle du changement. Gabrielle Névessaineau, future ex-directrice de cabinet, commençait à entasser ses bibelots dans un petit carton qui avait, dans une vie antérieure, accueilli quelques ramettes de papier.
Jamais auparavant elle n'avait été contrainte dans sa progression. Jamais elle n'avait été poussée, du moins à reculer. Elle avait bien été tentée de s'élever, de maudire, de mobiliser un appui qui lui était redevable ou se trouvait dans l'espoir de l'être. Car est-ce autre chose que ça, le pouvoir ? Mais en avait-elle encore un peu ? Elle avait bien imaginé concentrer les regards en un ultime accès de colère. Mais était-ce finalement la meilleure façon de vaincre ?
Vaincre se donne à voir comme une victoire éclatante, instantanée. C'est bien plus. C'est une victoire qui n'appelle pas de revanche, qui s'établit dans la durée. Alors d'emblée Gabrielle avait conclu que la meilleure façon d'asseoir son succès reposerait sur le plaisir et la douceur qu'il apporterait aux deux parties, en particulier pour la partie perdante. L'autre.
Le moteur de Gabrielle, sa rage à elle, était un feu contenu, contenu mais constant, dont elle avait su tirer parti maintes fois. Elle savait vaincre homme à homme, elle savait convaincre, même les plus con-génères. Elle s'appliquait méthodiquement dans tout ce qu'elle faisait et en particulier dans sa propre promotion, prête à livrer le meilleur d'elle-même pour emporter le morceau. Pour autant, jamais elle n'avait demandé, jamais elle n'avait sollicité quoi que ce soit. Son ambition était d'autant plus dangereuse qu'elle ne transpirait pas, ressort caché mais bien tendu d'une progression uniquement due à son mérite personnel.
Gabrielle s'arrêta sur un petit pot d'où sortait une fleur dotée de lunettes de soleil. La petite tige en plastique kitsch l'avait accompagnée de bureau en bureau depuis son premier poste de stagiaire, obtenu sur la chaleureuse recommandation de ses professeurs, qui avaient tout particulièrement souligné ses exceptionnelles qualités à l'oral.
A la sortie de Sciences Po, convaincue de sa vocation l’appelant à servir le plus grand nombre sous réserve de réciprocité, elle avait pris sa carte au Parti Socialiste. Cette démarche bien réfléchie répondait à une analyse pointue : dans la mesure où, de façon bien établie et régulièrement renouvelée, la Gauche s'acharnait à perdre les élections nationales et que la Droite lui rendait la pareille en mécontentant les électeurs dans l'année qui suivait, la première nommée était appelée relativement facilement à gagner les élections locales en retour. De plus, le symbole d’une rose cadrait bien avec sa féminité assumée.
Dans la foulée, elle avait assez rapidement obtenu un entretien dans une mairie prestigieuse.
A l'issue, elle avait convaincu en peu de temps le jury appelé à s'assurer de sa motivation. Elle n'avait pas eu à faire beaucoup d'efforts. Elle avait soigné sa toilette, de façon à ce qu’elle mette bien en valeur son CV. Sa belle et longue chevelure retombait avec innocence sur son épaule droite. C'était la dernière image qu’elle avait laissée au jury en quittant la salle. Cette caractéristique physique était la plus remarquable quand elle était de dos, pour peu qu'on ait au préalable un peu levé la tête.
Elle avait été recrutée en tant que chargée de mission communication interne et elle s’y était investie bien au-delà des espérances placées en sa personne. Le cliquetis aigu de ses talons fins dans l’enfilade des couloirs réveillait jusqu'au plus expérimenté des rédacteurs, qui souriait béatement, une série de touches tatouée sur la joue. Il s'était senti pour la première fois intimement concerné, à deux ans de la retraite, par le désir de la direction de faciliter les flux d'information et les échanges interpersonnels. Comme les autres, il avait saisi à bras le corps cette opportunité de faire remonter son ressenti à la tête de l’organisation.
Il faut dire que la chargée de mission avait fait de la transparence un principe qu’elle n’hésitait pas, par souci de montrer l’exemple, à s’appliquer à elle-même.
Sa capacité d’entraînement avait imposé des restrictions, cas inédit, sur le nombre de membres composant le comité de pilotage de la revue interne, les candidatures se révélant trop conséquentes pour la petite salle de réunion.
Le phénomène s’était reproduit pour le petit groupe de travail qu’elle animait au sujet des horaires d’ouverture du local courrier. Dans leur préoccupation d’un accès facilité à la banette la plus en vue, tous les membres de la direction, sans exception, s’étaient inscrits, précisant à leurs assistantes qu’il s’agissait là d’une priorité absolue dans leur emploi du temps.
Soucieuse d'une bonne gestion prévisionnelle des compétences, la Directrice des ressources humaines, connue pour être rigide et directive, avait tenu à rencontrer cette collaboratrice zélée en face à face pour anticiper sur son statut et ses préférences.
_ « Etes-vous focalisée sur le service public ? Avez-vous pensé à mêler public et privé ?
_ Je ne suis pas attirée par les pratiques des SEM.
Continuant dans son idée, elle lui avait suggéré de devenir attachée.
_ Non, vraiment, j'ai essayé d’être attachée une fois, attachée principale même, mais ce fut une expérience assez douloureuse. Dans ce domaine, je préfère la liberté de mouvements et la prise d'initiative, » lui avait répondu Gabrielle.
A l'issue de ce rendez-vous, la DRH avait pris bonne note des spécificités de la jeune recrue, s'avouant qu'elle avait renouvelé certains de ses présupposés et élargi ses perspectives.
Gabrielle avait bénéficié par la suite d’un large soutien pour continuer en catégorie A. Les hommes du couloir pariaient entre eux plutôt sur C, mais sans qu'aucun n'imagine vraiment pouvoir préciser un jour. C’est que d’autres, plus qualifiés, étaient déjà prêts à se dévouer.
Rapidement, le responsable de la communication, son supérieur hiérarchique, l'avait vue passer au-dessus de lui. Il s'était fait la réflexion que cela devait bien finir par être inscrit dans l'organigramme.
Peut-être aurait-il dû s'étonner au préalable que le DG ait tenu à mener personnellement l'entretien d'évaluation annuelle de sa collaboratrice, à plus forte raison plusieurs fois au cours du trimestre. C’est que l’administration est gourmande de rapports en tous genres…
L’influence de Gabrielle devenait telle que ce dernier avait voulu lui donner la primeur de sa volonté de comprimer le personnel et lui expliquer comment. Pour autant, elle obtint la garantie d’un recrutement pour lui permettre de se concentrer sur ses tâches les plus nobles et les plus stratégiques. Elle avait été chargée de développer le travail collaboratif. Qui mieux qu’elle pouvait en effet incarner le consensus ? Elle encourageait les projets collectifs et mettait en relation les uns avec les autres. Pourtant, bizarrement et à son corps défendant, le recours aux mails et à l’intranet - qu’elle avait déployés avec un service informatique entièrement mobilisé – avait tendance à régresser. Refusant de s’isoler derrière l’écran des nouvelles technologies, chacun privilégiait les relations intuitu personae, venant se concerter dans son bureau, pour un oui, ou pour un non.
Le directeur général adjoint, pas dupe et juriste émérite, avait entretenu la jeune cadre des risques liés au harcèlement, sous quelque forme que ce soit. Elle lui avait répondu qu'elle ne manquerait pas de l'informer si une plainte, même étouffée, montait jusqu'à ses oreilles à ce sujet. Anticipant le pire par formation, ratant le meilleur par déformation, il n’avait pas osé lui demander s'il devait approfondir la question.
Introduite comme auxiliaire technique, elle avait pris de plus en plus d’importance dans les réunions de groupe qui rassemblaient régulièrement, avant ou après le conseil, les membres éminents de la majorité, toujours demandeurs de précisions concrètes sur le thème de la démocratie participative.
Marche après marche, elle avait réussi à convaincre le Maire de tout ce qu’elle pouvait lui apporter. Elle était fermement assurée qu’un homme donne le meilleur de lui-même une fois qu’une femme au savoir-faire avéré l’a pris en main. De fait, elle redressa la barre. Son patron y gagna une vigueur affirmée. Mieux, gagnée par cet exemple de souplesse, toute la collectivité se réveilla, transformée par ce nouvel élan managérial basé sur le développement des relations interpersonnelles.
Bien sûr, sa belle progression n'était pas sans susciter quelques jalousies chez ses consoeurs. Mais, grâce à Dieu (et surtout aux hommes), celles-ci n'étaient pas en situation de responsabilité et leur avis ne pouvait donc pas porter à conséquence.
« Le cabinet du maire s’apparente de plus en plus à un boudoir » chuchotait l’une, « Le maire aussi » persiflait l’autre… Ces propos aigris de quelques adjointes au Maire, confinées à leur rôle de caution paritaire pour leurs homologues masculins, étaient classés au rayon « jalousies mesquines ».
La parité. Gabrielle ne s’était jamais retrouvée dans cet élan normatif. Pour elle, vouloir faire de la femme l'égale de l'homme, c'était avant tout la rabaisser. Vouloir réduire la proportion d’hommes, c’était limiter le nombre de personnes ayant besoin d’être aidées. Et c’est dommage pour toutes les bonnes volontés qui, comme Gabrielle, ont le cœur gros comme ça. D’autant qu’un homme est bien faible face à un sourire innocent ou un coup de main adéquat…
Les élections, pour lesquelles elle s’était engagée toute entière et qui allaient être gagnées dans un fauteuil, comme le reste, devaient couronner son ascension.
Las, le maire sortant fut fortement secoué par des rumeurs qui enflaient. Son épouse légitime était soupçonnée d’infidélités notoires, ainsi que pouvaient en témoigner personnellement les rédacteurs en chef des deux canards locaux. La mort dans l’âme, au plus fort de son engagement, il dut se retirer.
Il fut remplacé par un membre du parti, encore tendre, mais déjà solidement établi. Elle n’avait jamais eu l’occasion encore de lui exprimer sa façon de concevoir les choses, mais ce soir-là, après la dernière réunion publique de campagne, elle avait attendu que la salle se vide et proposé de raccompagner le candidat. En chemin et à la grande surprise de la directrice de cabinet, celui-ci ne fit pas siennes les impressionnantes mesures qu’elle avait portées à sa connaissance. Pire, il lui demanda de le déposer près de la permanence du député du Nouveau Centre ! Il lui serra la main et esquissa un petit sourire en lui rappelant de faire le bon geste, à son exemple, quand elle serait face à l’urne. Alors il rejoignit l’attaché parlementaire qui semblait l’attendre…
Etait-ce possible ? Quel scandale ! Pouvait-on imaginer la Gauche et la Droite se retrouver ainsi, même sur le terrain du Centre ? Ce rapprochement secret n’était-il pas contre-nature ? C’était en tout cas bien loin des valeurs de Gabrielle qui ne comprenait pas la démarche du futur premier édile, même si celui-ci avait clamé pendant la campagne qu’il était prêt, en homme favorable à l’ouverture, à confronter ses positions avec tous les hommes de bonne volonté, de quelque bord qu’ils soient.
Alors Gabrielle avait saisi. Il n’y aurait pas de deuxième tour. Le sien était passé.
Bien sûr, elle s'était déjà inclinée par le passé. Cependant les situations compromises s’étaient aussitôt redressées. Et baisser la tête n’était que temporaire, jamais synonyme de renoncement. Elle aurait encore pu essayer de faire élire un autre maire sur le fil. Mais retourner la moitié du conseil municipal, en 5 jours, même pour elle, représentait une tâche herculéenne, rendue d'autant plus ardue du fait de cette foutue parité.
Elle allait partir, tout simplement.
Finir de remplir son petit carton et emmener sa petite fleur s’épanouir sous d’autres cieux.
Ce n'était pas un renoncement. Son feu brûlait toujours sous le boisseau. Mais pour son bien et celui du genre humain, il irait consumer d'autres forêts.
D'autres hommes de pouvoir auraient plaisir à mobiliser ses compétences ailleurs. La politique française est pleine de beaux partis. D'ailleurs, elle avait ouï dire qu'un député européen, défenseur de la famille pour peu qu'elle occupe sa femme, était en recherche d'une collaboratrice d'expérience.
L'Europe. Théâtre des grandes ambitions et des intérêts sectoriels, des élans humanistes et des bassesses humaines, des dents trop longues et des cravates trop courtes. Hémicycle où les nations se rencontrent, où les langues s'emmêlent…
Elle allait adorer !