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Charlie schizophrénie

Écrit par Yann-Yves Biffe.

Forcément, un mouvement historique comme celui du 11 janvier, ça impressionne. Cependant, derrière son caractère massif restent en suspens les contradictions que portent les êtres humains que sont nos administrés. En tension entre aspirations collectives et individualisme galopant, attachés à (leur) liberté d'expression, dur dur de rester Charlie !

Ce qui fait une bonne part de la richesse de nos missions, dans les collectivités locales, c'est qu'on travaille à partir d'une matière à nulle autre pareille : la nature humaine. Alors cela ouvre un champ des possibles extrêmement vaste, mais aussi assez irrationnel car émotionnel et surtout en proie à toutes les contradictions. Car l'homme (et la femme bien sûr), le prouvent en permanence et aussi à l'occasion d'un événement comme la mobilisation sans précédent du 11 janvier dernier.

 

Ça donne à s'interroger sur l'articulation collectif/individualisme

Les Français sont descendus dans la rue pour entrer en communion, pour partager physiquement (après s'être donne rendez-vous virtuellement par les réseaux sociaux) une émotion négative collective et pour la transcender.

87% se sont déclarés à l'issue fiers d'être Français, selon un sondage Odoxa « Etat de l’opinion après les mobilisations des 10 et 11 janvier 2015 ». Ils ont consacré ainsi un mouvement national.

Pourtant, spontanément, c’est au mot d'ordre de « Je suis Charlie », pas « Nous sommes Charlie », que la majorité a défilé. Sémantiquement, c'est intéressant. Est ce que ça nous renseigne un peu plus sur l'individualisation de l'homme occidental, qui a fait du selfie le mot de l'année 2014 et a inventé un bâton à mettre au bout de son smartphone pour pouvoir prendre un peu de recul sur lui même afin de se voir sourire ?

Est ce que dire « je suis Charlie », c'était dire " je porte la peine des hommes tombés pour la liberté d'expression de tous, même si je n'en partage pas toutes les positions " (altruisme sans condition) ? Ou est-ce que c'était l'agrégation de peurs individuelles qui ressentent le besoin de s'additionner pour ne pas laisser le terrorisme les menacer personnellement à terme, un jour ? Une fois n'est pas coutume, la somme des intérêts individuels aurait-elle accouché spontanément de l'intérêt collectif ?

Ça donne à se demander si la liberté d'expression a pris du plomb dans l'aile avant le canard

Les Français ont également voulu affirmer que la liberté d'expression était sacrée, inviolable. Mais partant de ce postulat, peut-on envoyer au tribunal voire même en prison des personnes qui ont exprimé publiquement des propos favorables ou équivoques sur les terroristes, peut-être par bravade ? On se rend compte là qu'on ne peut pas légitimement laisser tout dire, mais la liberté d'expression est entamée. Dès lors, où placer la limite ?

La devise « il faut pouvoir rire de tout » ne s'applique-t-elle qu'aux religions ?

Elle a reçu du plomb dans l'aile bien avant qu'un canard en soit la cible. De l'avis des humoristes exerçant il y a 20 ans, ils pouvaient alors dire des choses inconcevables aujourd’hui. Les lobbys de certaines minorités ont codifié un politiquement correct étroitement surveillé. Une blague un tant soit peu sexiste ne place pas encore son auteur dans la ligne de mire des kalachnikovs mais l'expose à une lapidation médiatique publique.

Alors, la jurisprudence Charlie va-t-elle faire exploser le politiquement correct ? Durablement, on peut en douter. D'ailleurs, les Français se font relativement peu d'illusions sur la pérennité de l'esprit de communion nationale. Ils ont voulu se convaincre que, face à une telle mobilisation, la société, les politiques allaient changer. Mais individuellement, ils pensent le contraire. Selon un sondage Odoxa pour iTELE et le Parisien/Aujourd’hui en France : « Pour 78% des sondés, l’esprit du 11 janvier ne va pas perdurer. Il s’agissait d’un mouvement ponctuel lié à l’émotion suscitée par les attentats. La population est d’autant plus sceptique vis-à-vis de la durabilité de l’unité de la classe politique : seul 10% des Français pensent que l’unité nationale modifiera la façon dont les élus font de la politique. »

L'union nationale les rassure moins qu'un renforcement sécuritaire, accentuant encore la tension entre libertés et sécurité. Dans le même sondage, « 76% des personnes interrogées sont favorables à la mise en place de mesures d’exception pour assurer leur sécurité. Les Français qui partagent cette opinion sont plus ou moins d’accord avec l’idée de voir leur liberté limitée par ces mesures (38% pour chaque ayant répondu qu’ils étaient « plutôt » et « tout à fait » d’accord avec cette idée) ».

Ils veulent des mesures de précaution valables pour les autres, qui les sécurisent personnellement, afin qu'ils puissent vivre individuellement avec les mêmes libertés qu'auparavant.

La tension entre aspiration collectives et expression de besoins individuels est évidente sur cette problématique nationale.

C'est la même que nous devons gérer localement, entre des aspirations écologiques pour sauvegarder le climat et le refus catégorique de construire des sites de traitement des déchets à proximité de chez soi (syndrome NIMBY). L'aspiration sociale de donner à tous un toit et d'aider les personnes marginalisées cohabite dans les mêmes têtes et les mêmes territoires que le refus de voir son paysage pollué par des SDF, qui se concrétise par exemple par le développement de mobiliers urbains qui rendent la position allongée intenable. Cela ne date pas d’hier et des exemples récemment médiatisés.

Cela ne sera pas réglé demain. A chaque décideur local de placer le curseur dans les contradictions humaines en essayant de se placer au-dessus des émotions du moment, et, espérons-le, en fonction de ses propres valeurs qui prennent d'autant plus de sens quand elles sont partagées.